M. Jacques Faure, ancien ambassadeur de France en Estonie : "dans l’Union soviétique, les Estoniens étaient les seuls à savoir que Lech Walesa avait des moustaches".

Jacques Faure, ancien ambassadeur de France en Estonie de 1994 à 1998, se remémore le chemin parcouru, à l’occasion des 30 ans de retour à l’indépendance. L’article a été publié dans le quotidien Eesti Päevaleht.

Chers lecteurs estoniens ,

Quelles pensées vous viennent à l’esprit lorsque vous évoquez trente années d’indépendance que vous célébrerez le 20 août 2021 ? "Déjà trente ans" ou "seulement trente ans" ou bien encore "trente ans de plus" ?
Permettez à un français , qui eut la chance et l’honneur de vivre chez vous et à vos côtés vos retrouvailles avec les chemins de la liberté , de vous livrer quelques uns de ses souvenirs.

Et en tout premier lieu une forte image , aperçue dès la sortie de l’aéroport , celle de deux jeunes hommes vêtus très « mode « et marchant à grands pas , l’oreille vissée à leurs téléphones portables , à l’époque où dans tous les états d’ Europe, chaque voyageur cherchait plutôt à repérer de trop rares cabines de téléphone fixe. Cet avant goût de modernité serait confirmé quelques années plus tard , lorsque j’aurais à décrire qu’un premier réseau informatique permettait aux citoyens de villes ou villages lointains de soumettre aux ministres réunis en conseil leurs questions ou problèmes , affichés sur des ordinateurs placés devant eux .

En second lieu , la chance qui fut la mienne d’accompagner la « renaissance « et non pas la « construction « d’une nation , alors que ce problème se posait souvent à des états de la nouvelle Europe. La première République d’Estonie n’ avait pas cessé d’exister dans les cœurs et les esprits , malgré la catastrophe provoquée par le pacte Ribbentrop – Molotov .
Cette continuité de la République d’Estonie s’est rapidement traduite dans les actions déterminées des jeunes membres du gouvernement qui , sous l’autorité du Président Lennart Meri ont tout relancé.
Ainsi s’est développé le Ministère des Affaires Etrangères qui , initialement composé du Ministre ( M. Meri ) et de trois collaborateurs , est devenu l’outil diplomatique efficace et compétent qui a accompagné l’entrée de l’Estonie dans l’Union Européenne et l’Otan et a activement contribué au succès de la première présidence estonienne du conseil des ministres de l’Union .
Autre exemple , celui de la difficile négociation du départ du pays des troupes russes et du démantèlement de la base navale nucléaire de Paldiski , remplacée à terme par une ville ouverte et moderne .
Et que dire de la réorientation de l’économie nationale vers de plus nombreux marchés européens et mondiaux et de la rapide avancée du pays vers les technologies modernes de communication et d’information . L’accès du public à une information pluraliste , initialement via la télévision finlandaise , était déjà un acquis , ainsi que me l’avait glissé avec humour M. Meri me disant ; « dans l’union soviétique , nous étions les seuls à savoir que Lech Walesa avait des moustaches" .

Il m’a donc été assez aisément possible de travailler au développement de nos relations bilatérales politiques (visite de M. Meri en France sur l’invitation de M. Chirac) , militaires (escales de courtoisie et exercices de bâtiments français) économiques (contrats d’équipement , eaux de Tallinn) de nos échanges culturels (Lycée français de Tallinn dont les casquettes bleu blanc rouge des élèves égayaient les avenues voisines , universités de Tallinn et de Tartu dont sont sortis de jeunes historiens ou économistes formés au français ) et artistiques . Ainsi votre Musée des beaux arts m’a – t – il généreusement aidé à présenter dans les salons de la résidence , à l’époque située Pärnu Maantee , de grandes œuvres de la peinture estonienne .
Et à propos de cette résidence , je me souviens des remarques de nombreux invités , écrivains , journalistes , parlementaires , qui dès leur première visite me disaient cependant bien connaître les lieux qui autrefois avaient abrité les bureaux de la …censure !

La continuité de la nation estonienne m’est aussi apparue illustrée par la vigueur retrouvée de la langue , un temps moquée par d’aucuns qui la trouvaient « non civilisée « et cependant porteuse des mondes de ses écrivains tel Jaan Kross et des vues de poètes tel Jaan Kaplinski récemment disparu, sans oublier la contribution de l’estonien au développement de la famille des langues finno-ougriennes. Comment ne pas entendre cette langue estonienne dans sa force et sa joie qui éclatent lors des festivals de chant choral réunis tous les cinq ans et qui exprime si profondément l’ âme belle et forte de tout un peuple épris de liberté , de culture et ouvert aux contacts .
Nous n’oublions pas non plus en France , que dans les années sombres de 1939 – 1945 , Boris Wilde , depuis le musée de l’homme à Paris , a contribué à forger le concept de résistance .

Enfin , ineffaçables de ma mémoire malgré les ans qui passent , ressurgissent frais et présents les paysages estoniens découverts en toutes saisons , les folles équipées à ski vers Kihnu sur la Baltique gelée , la traversée mouvementée vers Ruhnu et son phare sorti des ateliers Eiffel , les randonnées hivernales près du Pühajärve, d’Otepää, et les ballades printanières embaumées par les lilas sur les ïles Muhu, Saaremaa, Hiumaa et bien d’autres encore .

Dans mon cœur séjournent les amis rencontrés autour du cinéma , de la musique , du sport , chevaux et tennis , de l’histoire heureuse mais aussi tragique notamment de la shoah . Ces amis se reconnaitront tous et je leur adresse ainsi qu’à vous tous lecteurs estoniens , mes vœux de bonheur et de succès et un très amical salut .

Vive la République ! Elagu Eesti !

Jacques FAURE ;
Ancien Ambassadeur de France en Estonie .
(1994 – 1998 )

Dernière modification : 26/08/2021

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